Quel que soit le régime politique d’un Etat, la qualité de
ses infrastructures est un point de vigilance incontournable pour ses
dirigeants. Selon l’OCDE, les marchés publics représentent en moyenne au moins
15% du PIB d’un pays. Les infrastructures publiques se
déclinent en : travaux de maintenance, petits projets, et « grands
projets » caractérisés par des budgets supérieurs à 250 millions d’euros.
Quelques exemples permettent de fixer les ordres de grandeur :
- Le raccordement en fibres optiques d’un immeuble à Paris coûte environ 25 000 euros ;
- La réparation d‘une route sur 50 mètres coûte environ 5 millions d’euros ;
- 20 km de voie ferrée coûtent environ 400 Millions d‘euros ;
- 500 km d’autoroute coûtent environ 500 millions d’euros ;
- Une mine souterraine coûte de 500 millions à 1 milliard d’euros.
Nicolas Swetchine, Head of Infrastructure Segments &
International Key Accounts chez LafargeHolcim, est intervenu lors du Symposium Annuel du Key Account Management (3e édition, Paris, Février 2017)
au cours d’un atelier intitulé « Comment construire sa légitimité pour
gagner de grands marchés ? ». La question posée dans le présent
billet (Blog de la Relation BtoB) reflète la première partie de cet atelier,
tandis que la deuxième partie en est traitée dans un autre billet du blog
intitulé « Comment devenir un acteur légitime dans le design des grandprojets ». Dans les deux cas, le sujet se limite aux « grands
projets » et se concentre sur la procédure d’Appel d‘Offre des grands projets d'infrastructure, qui peuvent s'exercer dans le Public, dans le Privés, ou encore sous forme de Partenariats Public-Privé.
La puissance normalisatrice des Appels d’Offre
Afin de garantir la meilleure utilisation possible des
deniers publics en évitant tout favoritisme de la part du donneur d’ordre, la
préférence est donnée par le législateur au
« moins disant » (critère de prix d’achat) par rapport au
« mieux disant » (différentiel de qualité). Il s’agit donc de décrire
de manière très précise la prestation demandée, ce qui peut aller très loin
comme l’illustrent les deux exemples suivants (les termes techniques, cités à
titre d’illustration, ne sont pas expliqués ici) :
Les Appels d’Offres définissent là typiquement les différentes couches
techniques superposées incluant à partir de la superficie la « couche de
roulement », une « couche de liaison », une « couche de
fondation », une « couche de forme », et la
« plateforme » / le « terrassement » (Fig. 1).
Figure 1 - Structure d'une route
S’ajoutent
à cela deux types de paramètres :
- des paramètres « prescriptifs » qui peuvent inclure par exemple la « classe de trafic », la « portance des plateformes », les « indices de portance immédiate » des couches granulaires, le CBR (« California Bearing Ratio »), les « modules de rigidité des matériaux », etc., et
- des paramètres techniques indiquant par exemple, pour le seul cas de la couche de roulement, la « macrotexture », le « drainage de surface », la « rugosité », l’« abrasivité », le « pourcentage de vide », etc.
2. L'exemple des éoliennes
Les Appels
d’Offres définissent généralement dans ce cas entre autres la "puissance
nominale", le "Levelized Cost of Energy" (LCOE), la "classe de
vent", le "nombre de tours", la "hauteur" et
autres caractéristiques de taille, les normes environnementales à respecter.
S’ajoutent à cela les paramètres techniques comme le "bruit absolu",
le "bruit ambiant avec émergence", le "diamètre maximum du
rotor", le "type de fondations", les "plages de
fréquences", etc.
On le voit, une fois l’Appel d’Offre rédigé et validé,
il ne reste plus de champ de créativité en dehors de l’efficience économique de
l’offreur.
Le dogme de la Concurrence Libre et Parfaite
Pour un nombre croissant
d’Etats dans le monde, les marchés publics sont régis par l’Accord sur les Marchés Publics (AMP) conclu en 1994 sous l’égide de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Pour ce qui est de l’Europe, cet accord a été intégré dans
l’ordre juridique communautaire la même année.
L’origine de l’AMP n’est pas anodine :
Après le pas historique fait par les pays de l’OCDE, rapidement suivis par les BRICs, tous les pays sont aujourd’hui incités, voire obligés, à adopter les règles de l’AMP, notamment en raison des obligations imposées par les organismes de financement comme la Banque Africaine de Développement, la BERD, ou la Banque Mondiale. Deux conséquences de taille émanent de cet historique qui signe la préférence américaine pour la concurrence libre et parfaite : la primauté du prix et la difficulté à innover.
- Les premières tentatives pour soumettre les Marchés Publics à des règles commerciales convenues au niveau international ont lieu dans le cadre de l’OCDE (essentiellement Amérique du Nord et Europe), où l’intention libérale et expansionniste américaine est patente.
- La question est reprise lors des négociations du Tokyo Round dans le cadre du General Agreement on Tariffs & Trade (GATT). Elles débouchent en 1979 sur un premier accord dit « Code des Marchés Publics du Tokyo Round ».
- Un nouvel accord est signé en 1994 à Marrakech, à l'issue d'un Uruguay Round d'une durée de huit ans (1986-1994), en même temps que l’accord instituant l’OMC. Enfin, le dernier accord, signé en 2012, entre en vigueur en 2014.
Après le pas historique fait par les pays de l’OCDE, rapidement suivis par les BRICs, tous les pays sont aujourd’hui incités, voire obligés, à adopter les règles de l’AMP, notamment en raison des obligations imposées par les organismes de financement comme la Banque Africaine de Développement, la BERD, ou la Banque Mondiale. Deux conséquences de taille émanent de cet historique qui signe la préférence américaine pour la concurrence libre et parfaite : la primauté du prix et la difficulté à innover.
1. Primauté du prix
Compte tenu de l’hyper-standardisation des cahiers
des charges illustrée ci-dessus (cas qui s’apparente à un marché de
« commodités »), la seule manière pour un prestataire de se différencier
est de pratiquer le prix le plus bas. Or la théorie micro-économique indique
clairement que sur un tel marché, à moins d’une situation de monopole, exclue ici d’emblée dès lors qu’il y a plusieurs offreurs, l’équilibre du marché tend vers des
profits nuls. La seule limite à cette règle serait une asymétrie de
l’information, mais celle-ci est de plus en plus difficile à préserver dans un
système qui prend tous les moyens de la transparence.
2. Dilemme de l’innovation
Ce n’est pas l’innovation en soi qui est difficile sur un grand
projet, mais plutôt de la faire accepter à temps. Elle peut être de grande
valeur pour le développement de la « vision » du projet, de ses
capacités à modifier le paysage et la vie d’un territoire. En ce sens, elle
peut être un élément fédérateur pour les parties prenantes (représentants
politiques locaux par exemple), contribuant ainsi à
« l’institutionnalisation » du projet (acceptation par les parties
prenantes). Par exemple la longueur et le percement exceptionnels du tunnel ferroviaire
de base du Saint-Gothard (2016), le plus long du monde, ont enthousiasmé les
politiques.
Figure 2 - Tunnel du Saint-Gothard, 2016
Ce qui pose problème est que l’innovation est rejetée une fois le
design arrêté : accepter l’innovation ex-post
reviendrait à mettre en cause les concepteurs–décideurs. Il s’agit donc pour le
prestataire de chercher à « tenir le crayon » avec ces derniers lors de
l’établissement du cahier des charges.
Nécessité d’interagir en amont
Parmi les multiples modèles de déroulement d’un
projet, arrêtons-nous sur un découpage
en six phases représenté ci-dessous (Fig. 3).
Figure 3 - Déroulement d'un projet
1. Impact des décisions sur un projet
Au départ, de la phase de
« Vision » à la phase de « Design », les acteurs légitimes
structurent le design du projet et en gèlent les spécifications. Au-delà,
celles-ci sont fermées : les propositions des prestataires seront
conformes ("compliant") ou non ("non-compliant").
2. Des négociations amont complexes : l’exemple des fondations d’éoliennes
S’il
est possible pour les prestataires les plus avertis, l’accès à la table de
négociations amont d’un projet reste en général un sérieux défi car elles sont conduites
le plus souvent par un écosystème complexe qui ne se laisse pas pénétrer
facilement, comme l’illustre le cas des éoliennes. Celles-ci reposent sur de
solides fondations qui peuvent être de plusieurs types contrastés parmi
lesquels, entre autres, le « monopode métal », le « gravitaire
béton » ou le « tripode métal » (Fig. 3).
Figure 4 - Types de fondations éoliennes
Le choix d’un
modèle mobilise une grande variété d’acteurs aux motivations contrastées, comprenant
entre autres les Développeurs (Responsables du développement des projets),
l’Etat, les ONG (environnement, etc.), les « Contractors »
(ensembliers), les Turbiniers (fabricants de turbines), les pêcheurs (en milieu
marin), les municipalités, etc. Les enjeux de cette décision sont
multiples : coûts / délais, environnement (reproduction des mammifères marins),
emplois locaux (pêcheurs), etc. Ce choix, avec toutes ses conséquences technico-économiques,
est fait en concertation, parfois sous hautes tensions d'influences, avant le lancement de l’Appel d’Offre.
Conclusion
Il est de première
importance pour un prestataire d’identifier les décisionnaires intervenant en
amont dans le design d’un grand projet afin de pouvoir en influencer le cahier
des charges par le faire-valoir des spécificités de son offre, voire de ses innovations,
car les spécifications seront « gelées » dès la publication des Appels
d’Offres. Il s‘agit donc pour le prestataire d’acquérir la légitimité ouvrant l’accès
à la table de design du projet. Or cela n'est pas rien... C’est l’objet du prochain billet du Blog de la Relation BtoB, intitulé « Commentdevenir un acteur légitime dans le design des grand projets ».
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